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AAC - Enquêter par la bande dessinée. Acteurs, publics et pratique journalistique

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AAC - Enquêter par la bande dessinée. Acteurs, publics et pratique journalistique
Appel à communication : Enquêter par la bande dessinée. Acteurs, publics et pratique journalistique
Les propositions doivent être envoyées avant le 26 août 2024

Le CARISM et le CHS Mondes Contemporains organisent une journée d'études, le 11 décembre 2024, intitulée : Enquêter par la bande dessinée. Acteurs, publics et pratique journalistique.

Appel à communications :

La bande dessinée connaît depuis les années 1990 un renouveau et une diversification remarquables. Que ce soit dans le domaine de la vulgarisation des sciences et des sciences humaines, des témoignages et documents, ou encore des enquêtes journalistiques, ce que l’on qualifie généralement de « bande dessinée du réel », de bande dessinée « documentaire » ou de non-fiction connait un succès qui ne se dément pas, sur un marché éditorial en croissance continue. La forme et le support bédéesques semblent se prêter à un éventail d’approches et de thématiques sans cesse plus large, en s’émancipant de l’illégitimité de ses origines (Boltanski, 1975 ; Maigret, 2014).

Au sein d’une production vaste et diversifiée, la bande dessinée de reportage représente un segment particulièrement dynamique, qui a contribué à renouveler la forme et le format de restitution d’enquêtes sur des sujets variés : politiques, environnementaux, sanitaires, ou encore géopolitiques. Les possibilités ouvertes par ce support sont a priori immenses, qui permettent notamment d’articuler objectivité et subjectivité, fiction et non-fiction. Les auteurs mettent généralement en avant des possibilités « augmentées » liées au dessin par rapport à l’enquête traditionnelle dans les médias, qu’elle soit écrite ou audiovisuelle. La création en 1994 du « Prix de la bande dessinée d’actualité et de reportage » par France Info participe par ailleurs d’une légitimation croissante de ce mode d’expression journalistique, tandis que plusieurs expositions et colloques universitaires lui ont récemment été consacrés.

Le journaliste et dessinateur étatsunien d’origine maltaise Joe Sacco est généralement considéré comme l’initiateur de la bande dessinée de reportage avec ses deux ouvrages sur le conflit palestinien parus au début des années 1990. Pour autant, les liens entre presse et dessin remontent aux origines mêmes du 9e art (Ory, Martin et Venayre, 2012 ; Peeters, 2019), et la presse alternative a contribué à défricher le genre en France dès les années 1970, avec Cabu notamment. La porosité entre le journalisme et le monde du livre est par ailleurs ancienne (Ferenczi, 1993), comme en attestent les figures tutélaires d’Albert Londres, de Georges Simenon ou de Joseph Kessel, régulièrement évoquées. Le phénomène s’inscrit par conséquent dans une tradition liant information et bande dessinée de manière intime, à l’image des nombreux personnages de reporters fictionnels au sein du 9e art (Tintin, Lefranc, Fantasio…).

Le choix de la bande dessinée pour restituer un travail d’enquête ou de reportage connaît cependant une vitalité renouvelée depuis quelques décennies, reflétant des contraintes et des possibilités nouvelles pour les acteurs des secteurs concernés. En France, le genre a été développé par de petites maisons indépendantes (L’Association, Vertige Graphic, Rakham…), mais aussi par plusieurs grands éditeurs généralistes (Le Seuil, La Découverte…) ou spécialisés (Dargaud, Delcourt, Futuropolis, Dupuis…), tandis que de nouveaux acteurs se sont imposés à partir de formats hybrides entre la presse et l’édition (La Revue dessinée ; Topo), et que des revues spécialisées sur ce segment se sont créées, à l’instar de La Lunette ou de Long Cours. La perspective de toucher des fractions du public peu consommatrices de médias traditionnels a joué un rôle dans cet engouement, dans un contexte de forte progression des modes de consommation de l’information via le numérique et de crise de confiance vis-à-vis des médias.
Du côté des auteurs·ices, le support de la bande dessinée semble particulièrement adapté au déploiement du travail d’enquête de long cours, que celle-ci porte sur un événement précis, explore des questions de société plus larges (montée de l’extrême-droite, pauvreté, migrations ...), ou choisisse de croquer l’époque par le biais de chroniques sociales, dans le style d’Etienne Davodeau. Le statut des auteurs·ices des reportages dessinés est divers, de même que leur proximité avec l’univers journalistique : certain·es viennent du dessin ou du documentaire, d’autres sont des journalistes de métier, qu’ils·elles soient indépendant·es ou intégré·es à une rédaction (presse, radio, ou encore média d’investigation en ligne comme Médiapart), associé·es à un illustrateur·trice.

À l’opposé d’une production d’information à flux tendu, la forme dessinée permet de prendre du recul par rapport à l’actualité immédiate et le temps d’une restitution soignée, à l’instar du phénomène déjà ancien du « slow journalism ». On peut ainsi faire l’hypothèse que la « bande dessinée de reportage » contribue à revitaliser un idéal professionnel de révélation (d’affaires, de scandales) et de dévoilement qui tend à constituer la forme la plus légitime du journalisme, tout en renouant avec la longue association du dessin et de la presse, qui permet une diffusion large. Il est de ce fait pertinent de s’interroger sur les conditions matérielles de réalisation de ces enquêtes au long cours, qui s’insèrent peut-être plus facilement dans l’économie de l’édition que dans celle des médias traditionnels, traduisant par la même des changements internes au monde journalistique.

Si des travaux universitaires se sont penchés sur le rapprochement entre bande dessinée et journalisme (Dabitch, 2009 ; Bourdieu, 2012 ; Gerbier, 2014 ; Pinson et Lévrier, 2021 ; Mitaine, Rodrigues et Touton, 2021), les approches sont très majoritairement issues des études littéraires, de l’esthétique et de la sémiologie, qui mettent l’accent sur les formes d’intertextualité et d’hybridation entre le contenu journalistique et la forme « bande dessinée » (Peeters, 2002 ; Groensteen, 2011), dessinant un possible processus d’artification (Heinich et Schapiro, 2012).

Plus rares sont les travaux resituant le phénomène dans l’analyse des transformations des industries culturelles et médiatiques : quels sont les principaux acteurs médiatiques et éditoriaux de la bande dessinée de reportage ? Comment s’établissent les collaborations et synergies entre les deux secteurs ? Comment s’organisent les appariements entre reporters, dessinateurs·trices et supports de diffusion ? De quelle manière circulent et s’adaptent les contenus entre supports livresques, numériques ou audiovisuels ? Peut-on parler d’une catégorie éditoriale stabilisée, identifiée par le public et dotée d’instances de consécration ? Et quelles sont les contraintes et les opportunités spécifiques de ce mode de publication pour les journalistes ?

De tels questionnements sont l’occasion de croiser les travaux portant sur des objets généralement distincts : ceux émanant de l’histoire et de la sociologie du journalisme, que l’on peut regrouper sous la bannière des études sur les médias, et ceux portant sur la bande dessinée en tant que forme artistique et support d’expression spécifique, à partir de disciplines variées (histoire, sémiologie, esthétique, études littéraires…). Si ces derniers ont connu une production importante depuis les travaux novateurs de Thierry Groensteen (1985), les recherches portant spécifiquement sur le reportage en tant que modalité du travail journalistique demeurent plus limitées en France, tous supports confondus (Martin, 2005 ; Naud, 2005 ; Caraco, 2013 ; Koch, Preyat et Turnes, 2023).

Le support de la bande dessinée fournit ainsi l’occasion d’explorer l’évolution des modes de production, de diffusion, mais aussi de consommation de l’information dans un contexte marqué par une concentration et une concurrence exacerbées entre médias (Cagé, 2015), par la montée des contraintes économiques (Marchetti, 2000), mais aussi par la critique des médias (Jost, 2020). Le rapprochement entre le secteur de l’édition et celui des médias d’information, le premier offrant des débouchés au second, est en effet la toile de fond sur laquelle se dessinent ces circulations entre supports et secteurs (presse traditionnelle et numérique, bandes dessinées, mooks, podcasts, séries…), la transmédialité étant un élément central dans les stratégies des acteurs concernés.

Trois axes de réflexion seront privilégiés lors de cette journée d’études, afin de questionner les relations entre la bande dessinée et le journalisme d’investigation :

1) Recomposition des positions et stratégies des acteurs

On ne compte plus les initiatives éditoriales consacrées au reportage dessiné ou à l’enquête en bande dessinée, qu’elles émanent directement de médias d’investigation (le magazine Society, Médiapart, Radio France…), d’éditeurs historiques de bande dessinée (Dargaud, Delcourt, Futuropolis, Vertige Graphic…), de maisons généralistes (Les Arènes, Le Seuil, 10/18…), ou encore d’acteurs sur les réseaux sociaux (Mâtin ! Quel journal). On observe un grand nombre de co-éditions entre ces différents acteurs, notamment autour de La Revue dessinée. Ces co-éditions et collaborations esquissent de nouvelles divisions des territoires entre médias d’investigation et groupes d’édition, ainsi qu’entre groupes médiatiques, mais aussi de nouvelles frontières sur le terrain de l’écrit entre format physique et numérique.

Les mooks, ces supports hybrides entre le livre et le magazine à la forme soignée (Bodin-Joyeux et Laveissière, 2014 ; Alvès et Stein, 2017) ont joué un rôle central dans ce nouveau paysage : XXI (créé en 2008), Long cours, en 2012, puis l’année suivante La Revue dessinée, exclusivement consacrée à la bande dessinée du réel, ont participé à l’émergence d’un marché éditorial spécifique, tout en contribuant à renouveler les conventions du reportage journalistique. Sur fond de crise de la presse écrite et de forte progression du numérique, ils ont fait le choix d’un retour au papier, avec une publication périodique reprenant les codes de la revue.

Les communications présentées pourront notamment aborder les questions suivantes : quel(s) modèle(s) économique(s) se mettent en place pour les acteurs du secteur, qu’ils soient traditionnels ou émergents ? Comment s’établissent les collaborations entre maisons d’édition et supports de presse ? Avec quels avantages et contraintes pour les deux parties ?

2) Quels publics pour quelles consommations ?

L’association du texte et de l’image, de même que la mise en scène de l’auteur-enquêteur souvent associée au support bédéesque, vise à toucher des fractions de la population habituellement peu enclines à lire des enquêtes ou des essais d’actualité, élargissant de ce fait la réception des enquêtes menées. Face à l’information consommée en ligne et sur les réseaux sociaux, le reportage en bande dessinée présente le double avantage de bénéficier de l’image « sérieuse » du livre et de la facilité d’accès associée au format bande dessinée.

En l’absence de données chiffrées sur ce sous-secteur éditorial, on peut s’interroger sur les caractéristiques sociologiques du lectorat, sans doute hétérogène : est-il plus jeune, plus diplômé et urbain, ou encore plus féminin que les lecteurs habituels de bande dessinée de fiction (Vincent-Gérard, Chaniot et Lapointe, 2020) ? Peut-on considérer qu’il s’agit d’un lectorat de niche peu amené à s’étendre ?

Par ailleurs, comment lier le phénomène avec les modes de consommation dominants de l’information chez les jeunes via les réseaux sociaux, et avec la baisse des pratiques de lecture (Lombardo et Wolf, 2020) ? Comment faire le lien entre l’accès à l’information via la forme dessinée et les transformations des modalités d’engagement (et de désintérêt) politique des jeunes générations ?

Plus largement, les propositions pourront étudier les formats et les canaux de diffusion et de consommation privilégiés pour ces produits éditoriaux (plateformes de vente en ligne, grandes surfaces culturelles, librairies indépendantes, sans oublier les bibliothèques). Elles pourront également envisager dans quelle mesure les déclinaisons transmédia jouent un rôle dans le succès des ouvrages, et comment s’additionnent les différents publics selon les supports, la BD n’étant parfois qu’un des éléments du dispositif transmédiatique (films, séries, podcasts…).

3) Les modalités du travail d’enquête

La question du statut professionnel, de l’identité et des modalités de travail des dessinateurs·trices et des journalistes qui utilisent la bande dessinée pour diffuser ou adapter leurs enquêtes constitue le troisième axe de réflexion proposé. La bande dessinée semble représenter un nouveau débouché dans un contexte de précarisation de la profession, de multiplication des pigistes et des « indépendants », à l’image d’Inès Léraud, autrice du reportage Algues vertes. L’enquête interdite.

Quelle est la part des journalistes de formation - qu’ils soient dessinateurs de presse, comme Patrick Chappatte, grands reporters issus de médias traditionnels ou apparus récemment, ou encore tout à la fois journalistes et dessinateurs, comme Joe Sacco ? Quelle est celle des statuts précaires ? Des profils artistes ou militants ? Quels sont les modes de rémunération dominants ?

Quel sens les journalistes impliqué·es donnent-ils et elles à ce support d’expression ? Est-il retenu par défaut, ou est-ce un choix assumé au regard des possibilités offertes par ces modes expressifs et narratifs ? Est-ce une façon de revendiquer un autre mode de compréhension du monde enquêté ? Et dans quelles mesures un regard critique à l’égard des médias classiques peut-il transparaître ?

Et si désormais, la question de la légitimité de l’enquête sous forme de bande dessinée dans le monde journalistique est importante, peut-on observer une reconnaissance professionnelle équivalente à celle d’un ouvrage « classique » ou d’une série de reportages publiés dans les médias d’information ?

Enfin, s’agit-il le plus souvent d’oeuvres de commande de la part de maisons d’édition ou de revues ? Comment s’articule le travail entre dessinateur·trice et scénariste, entre la dimension artistique et journalistique ? Quels sont les différents types d’appariements ? Quel est le rôle de l’éditeur·trice dans la conduite du projet ? Quelles sont les pratiques concrètes de travail et de collaboration ?

Les propositions attendues pourront venir interroger comment le support et le format bédéesques affectent la réalité des pratiques professionnelles des journalistes et les modalités de l’enquête.

Icône PDFAAC - Enquêter par la BD (VF).pdf